Quand la compétence ne suffit plus : Enquête sur les véritables ressorts de l’évolution professionnelle
- natachaaubugeau4
- 20 juin
- 5 min de lecture

Dans l’imaginaire collectif, l’évolution professionnelle serait un jeu méritocratique limpide : travail, investissement, expertise, résultats. Une ligne droite qui conduirait mécaniquement à la reconnaissance et à la promotion. Pourtant, derrière les discours affichés, les parcours racontent une autre histoire : celle d’une progression souvent dissociée de la compétence réelle.
Pourquoi certaines personnes grimpent-elles les échelons sans avoir démontré de réels savoir-faire ? Pourquoi d’autres, compétentes, engagées, reconnues par leurs pairs, stagnent-elles à des postes intermédiaires ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons enquêté auprès de salariés, managers, coachs, DRH et chercheurs en sociologie du travail. Et les réponses mettent à mal nos croyances.
Compétence visible, compétence invisible
Inès, 42 ans, cheffe de projet expérimentée, souhaite se faire accompagner. Elle vient de quitter son entreprise après 17 ans de bons et loyaux services. « J’étais reconnue par mes collègues, ma hiérarchie, mes projets fonctionnaient, mais les promotions me passaient systématiquement sous le nez. » Lorsqu’un poste de direction s’est libéré, elle a postulé. C’est son collègue, moins expérimenté mais proche de la direction, qui a été choisi. « On m’a dit que je manquais de visibilité. C’était la première fois que je comprenais que la compétence seule ne suffisait pas. »
Ce que raconte Inès, de nombreux salariés le vivent. Dans le langage managérial contemporain, on appelle cela le « plafond d’invisibilité ». Ce concept, issu des travaux de Sylvia Ann Hewlett, s'applique aux personnes dont la valeur n'est pas perçue à sa juste mesure, souvent par manque de capital relationnel ou d'exposition.
Une méritocratie d’apparat ?
Pour Thomas Amadieu, sociologue du travail, « la compétence est bien souvent un prérequis, mais ce n’est pas le critère principal de l’évolution. Ce qui compte, ce sont les attributs invisibles : le capital social, le style relationnel, l’adéquation aux normes implicites de l’organisation. » En clair : il faut savoir faire, mais surtout faire savoir. Et savoir plaire !.
Cette distorsion entre mérite et reconnaissance s’explique aussi par la façon dont les carrières sont évaluées. Si les compétences techniques sont formellement mesurables, les promotions obéissent rarement à des grilles objectivables. Elles se fondent sur des perceptions, des intuitions, voire des affinités.
Dans une étude de Harvard Business Review (2020), il est démontré que les collaborateurs perçus comme charismatiques ou « porteurs d’un leadership naturel » ont 50 % de chances en plus d’être promus, indépendamment de leurs résultats. En cause : le biais de confirmation. Une fois étiqueté « à potentiel », tout ce que fait la personne est interprété positivement.
Le poids des normes implicites
Ce qui entrave l’évolution fondée sur la compétence, c’est aussi l’ensemble des règles non dites qui régissent les rapports professionnels. Dans les grandes entreprises, le mimétisme joue à plein. On promeut ceux qui nous ressemblent, qui viennent des mêmes écoles, partagent les mêmes codes, les mêmes références culturelles. Le sociologue Pierre Bourdieu parlait de « reproduction sociale ». L’entreprise, malgré ses discours sur la diversité, y participe fortement.
« Ce n’est pas un complot, c’est un fonctionnement systémique », explique Fatou Ndiaye, DRH dans une grande entreprise. « On promeut sans le vouloir les personnes qui nous mettent à l’aise, qui parlent notre langage, qui renvoient une image de sécurité. »
Ce phénomène est renforcé par la culture du « fit », chère au monde anglo-saxon : on valorise l’adéquation entre la personne et la culture d’entreprise. Mais ce fit devient souvent un filtre d’exclusion pour les profils atypiques : femmes dans des univers masculins, personnes racisées, salariés issus de milieux modestes, neurodivergents… Tous ceux qui ne cochent pas les cases implicites du « bon profil ».
Soft skills vs compétences métier : le grand glissement
Depuis quelques années, les discours RH insistent sur les « soft skills » : intelligence émotionnelle, capacité d’adaptation, communication, agilité… Ces compétences relationnelles sont devenues centrales dans les évaluations et les critères de recrutement. Ce changement de paradigme n’est pas illogique dans un monde complexe et mouvant. Mais il comporte un piège : la subjectivité.
« Les soft skills sont très difficiles à objectiver », explique Isabelle Barth, professeure en sciences de gestion. « Elles peuvent être détournées pour justifier n’importe quelle décision. Une personne discrète peut être jugée "fermée", un salarié réservé "manquant de leadership", alors qu’il est peut-être juste plus introverti. »
Là encore, ce sont les normes dominantes qui l’emportent. La compétence émotionnelle est valorisée, à condition d’être exprimée selon les codes attendus. Un salarié atypique, même performant, peut être écarté s’il n’entre pas dans la norme relationnelle du moment.
Le cas particulier des femmes
La question du genre est incontournable. De nombreuses études, dont celle de McKinsey (Women in the Workplace, 2023), montrent que les femmes accèdent moins vite aux postes à responsabilité, malgré des niveaux de compétence et de formation équivalents. En cause : des biais implicites, des interruptions de carrière liées à la maternité, mais aussi une auto-censure plus fréquente face à la promotion.
« Les femmes attendent souvent d’être à 100 % prêtes pour postuler à un poste, là où les hommes se sentent légitimes à 60 % », explique Hélène Bonnet, coach spécialisée en leadership au féminin. « Elles ont intégré que la compétence devait suffire, sans toujours jouer les autres cartes : réseau, influence, visibilité. »
Les biais systémiques dans la reconnaissance du potentiel
La notion de « potentiel » est devenue une catégorie-clé dans les grandes organisations. Or, cette notion, très floue, ouvre la porte à toutes les subjectivités. Une personne perçue comme dynamique, avec un bon contact, une belle prestance, sera jugée « à fort potentiel » – même si ses compétences réelles ne sont pas encore là.
Ce phénomène peut devenir auto-renforçant : les collaborateurs promus bénéficient de plus d’opportunités, de formations, de mentorat… ce qui leur permet de progresser plus vite. Tandis que ceux dont on ne croit pas au potentiel sont peu à peu relégués, parfois démotivés. La spirale est enclenchée.
Des pistes pour rétablir l’équilibre
Des entreprises commencent à prendre conscience de ces biais. Des pratiques telles que :
L’évaluation 360°
L’usage de référentiels de compétences partagés
Les comités de carrière anonymisés
Le mentorat inversé
La formation des managers aux biais cognitifs
sont autant de pistes pour réintroduire de l’équité. Mais tant que les logiques de pouvoir et les normes culturelles dominantes ne sont pas interrogées en profondeur, le risque est de rester dans des ajustements cosmétiques.
Témoignage : « J’ai arrêté d’attendre la reconnaissance »
Inès, notre cheffe de projet, a quant à elle créé sa propre structure. Elle accompagne aujourd’hui des hommes, des femmes et des profils atypiques à retrouver leur légitimité professionnelle.
« J’ai compris que je n’étais pas en échec. J’étais simplement en décalage avec les règles implicites du jeu. J’ai décidé de changer de terrain. »
Conclusion
L’évolution professionnelle n’est pas qu’une affaire de compétence. Elle est traversée par des dynamiques sociales, symboliques, culturelles. Celles et ceux qui réussissent ne sont pas toujours les plus compétents, mais souvent les plus conformes aux attentes implicites du système. Le comprendre, c’est déjà s’en libérer.
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